C'est pour ton bien

 

C'est aujourd'hui, à 37 ans, qu'Ariane constate les effets de ce mode d'éducation. "Comme j'étais docile, j'obéissais. Résultat : j'agis en fonction des autres, de ce qu'ils attendent de moi, ce qui m'empêche de mener la vie qui me conviendrait". Les mots, parfois plus que les coups, marquent l'enfant qui ne peut que croire ce que ses parents affirment. "Si je te dis ça, c'est parce que je t'aime, c'est pour ton bien. » Il s'imagine donc être mauvais fils, une vilaine fille, qui n'aime pas ses parents et les fait souffrir. Quand le discours est abusif, c'est une violence invisible qui laisse des traces souvent indélébiles.

L'enfer est pavé de bonnes intentions

Une gifle, un regard plein de reproches, des mots cinglants: "Tu me fais honte », « Ça t'apprendra », « Ne discute pas, je sais que toi », « Tu n'es qu'un crétin! » Autant de réaction qui, si les parents savent aussi écouter, consoler, expliquer et s'excuser, sont vite oubliées. Mais il arrive aussi que l'enfant ne « mérite » pas la colère, l'insatisfaction ou les exigences de ses parents. C'est en général, plus tard que l'on voit que ce n'était pas juste et que l'on peut rencontrer des difficultés relationnelles : manque de confiance en soi, sentiment de culpabilité. C'est le cas de Luc, 50 ans, encore révolté des brimades reçues, Dans sa famille, coups et humiliations étaient monnaie courante, les enfants filaient à la baguette. « Quand mon père me frappait il me disait toujours : C'est pour ton bien.» Je voyais bien que ce n'était qu'une façon de justifier une violence qu'il ne contrôlait pas. » Luc, sensible et rebelle, en a été très perturbé : «J'avais fini par ne plus me fier à mes parents et je suis parti de chez moi à 18 ans; aujourd'hui, j'ai des difficultés à accorder ma confiance. C'est sans doute la raison de ma vie solitaire. »

Tout parent fait l'expérience de ses difficultés à tolérer certains aspects de la personnalité de son enfant. Il souffre, quand il aime son enfant de ne pas parvenir à l'accepter tel qu'il est. Il lui arrive de se demander pourquoi il s'emporte toujours contre lui. Alice Miller, dans son livre « C'est pour ton bien » (éditions Aubier), explique : « La générosité et la tolérance ne passent pas par l'intermédiaire du savoir intellectuel. Si nous n'avons pas eu, enfants, la possibilité de vivre consciemment et de surmonter le mépris qui nous était infligé, nous le perpétuons... » La position des enfants est différente : ils ne sont pas entravés par un passé et leur tolérance vis-à-vis des parents est sans limites. Parce qu'il a besoin de l'amour parental, l'enfant ne peut pas se rendre compte du traumatisme, qui persiste souvent une vie entière, caché derrière l'idéalisation des parents.

Alice Miller précise que les deux premières années de la vie d'un enfant sont déterminantes. On peut disposer de lui, lui enseigner de bonnes habitudes, le corriger et le punir sans qu'il arrive quoi que ce soit. « Il n'empêche qu'il ne parvient à surmonter sans difficulté l'injustice qui lui a été faite qu'à la condition de pouvoir se défendre, autrement dit de pouvoir donner à sa souffrance et à sa colère une expression structurée S'il lui est interdit de réagir à sa manière parce que les parents ne supportent pas ses réactions (cris, colère, tristesse), et les interdisent par de simples regards ou d'autres méthodes éducatives, l'enfant apprend à se taire Son mutisme garantit certes l'efficacité des principes d'éducation, mais il recouvre en outre les foyers d'infection de l'évolution ultérieure. »

Le bien d'un enfant, c'est quoi?

Quand il est petit, on souhaite que l'enfant soit en bonne santé, gentil, bien élevé, bon élève. Plus tard, on veut qu'il soit heureux, qu'il ait une bonne situation, rencontre l'âme soeur. L'enfant est donc l'objet d'un nombre infini de désirs et d'espoirs qu'il ne pourra pas totalement satisfaire. Pour la mère d'Yvonne, 45 ans, pas de salut sans un beau manage. « J'étais l'exemple même de la file parfaite, jusqu'au jour où, malheureuse en ménage, j'ai réussi, non sans mal, à quitter mon mari. Je redoutais de l'annoncer à ma mère qui en effet m'a alors traitée de folle, d'irresponsable, m'accusant de lui faire de la peine et de ne penser qu'à moi. J'ai alors réalisé que j'avais été rarement moi-même mais façonnée par une mère qui depuis l'enfance me remettait dans le droit chemin avec des "Fais-le pour me faire plaisir, regarde comme tu es vilaine !"

On peut aussi vouloir donner le meilleur à son enfant. Voici l'exemple que raconte un psychologue. « Des parents sont venus me voir avec leur petit garçon de 10 ans, qui depuis plus d'un an avait une phobie de l'école. J'ai demandé comment était disposée la maison. La plus belle pièce était la chambre des deux enfants alors que les parents dormaient sur un divan dans la salle à manger. L'enfant, ne se sentant pas à sa place, culpabilisait de ne pas laisser la grande chambre à ses parents. Il a suffi de quelques entretiens et d'un remaniement des lieux pour que la phobie disparaisse. »

Chaque famille a son système éducatif. Qu'il soit autoritaire ou souple, l'essentiel est qu'il prenne en considération les véritables besoins de l'enfant. Mais comment arriver à vouloir le mieux et non le meilleur pour son enfant? Simplement en faisant ce que l'on peut et en ne confondant pas le bien de l'enfant avec son propre désir. En lui donnant toutes les chances pour qu'il construise sa vie en liberté sans être le porte- parole de ses parents. S'il est normal de rêver d'un avenir le plus rose possible pour son fils ou sa fille, encore faut-il éviter d'en faire une « fixation », comme le dit Philippe Garnier (voir encadré).

Le bien, c'est ce qui est juste

Les parents savent très bien ce qui convient à leur enfant mais ne se donnent pas toujours la peine de discuter avec lui. Il est important de recueillir son point de vue même si vous n'êtes pas d'accord avec lui. Il acceptera une demande dès lors qu'il sentira que votre décision est prise dans son intérêt (voir ci-contre propos de Frédéric Jésu). « Quand je réprimande mes enfants ou que je leur fais la morale, c'est bien sûr pour leur bien. Je n'hésite pas à surmonter mon désaccord à exprimer ma déception et éventuellement à les punir quand ils bâclent leur travail, me racontent des histoires ou se montrent exigeants raconte Claire, 44 ans. Mais je prends le temps de discuter avec eux. Il m'arrive aussi, excédée, d'être injuste Je reconnais alors mes torts. »

 

L'enfant a besoin de bons parents : justes et autoritaires. Il ne faut pas laisser faire sous prétexte d'amour. Patricia a raison, quand sa fille de 5 ans lui tient tête, et affirmer sa position adulte. « Je commence toujours par discuter et persuader par la douceur. Y m'arrive de céder, par exemple quand elle refuse de prendre son bain,  ou au contraire d'imposer en lui disant: 'C'est moi qui décide, tu es trop petite pour savoir ce qui te convient" Tout est aussi dans le mode dénonciation. Il y a des demandes que l'on accepte car le ton est juste, d'autres qui atteignent au plus profond de l'être quand le ton est faux ou méprisant Marie n'a pas oublié la tonalité douce de sa mère quand elle lui disait: ,,je comprends que cela t'ennuie mais je le fais pour ton bien; plus tard tu comprendras et tu me remercieras. » À l'opposé, Thérèse évoque son père qui n'avait à pas besoin de hausser la voix pour imposer une décision ou la réprimander: " Les règles du jeu avaient été définies, et quand je racontais des histoires il me punissait en me disant simplement: "Je t'avais prévenue!"Le bien est de faire de nos enfants des êtres libres. Leur donner toutes les chances pour que plus tard ils ne se laissent pas manipuler par ceux qui prétendront agir pour leur bien.

 

CHRISTIANNE CAUBET AVEC LA COLLABORATION DE GRANDE ECOUTE

(Pour Grande Écoute, c'est dans les gestes les plus simples de la vie quotidienne que se réussit la prévention des toxicomanies.)

Témoignage de Charles, 54 ans.

« Quand c'était trop injuste, je tenais tête pour m'entendre dire "Tu peux faire mourir ton père" ... »

Comme tous les enfants j'ai reçu des coups, pour des bêtises : mon père me bottait les fesses, ma mère me giflait. Mais le plus grave, ce sont toutes les vexations que ma mère m'a fait subir de façon totalement injuste. Pour un oui pour un non, je me faisais punir. De son air de mère douloureuse, elle me disait : "Tu ne te rends pas compte du chagrin que tu me fais Ce soir tu ne viendras pas m'embrasser au lit. " Pourtant, j'étais un petit garçon plutôt gentil, un adolescent sans problème, un bon élève. Quand c'était trop injuste, je tenais tête et je l'entendais dire "Tu peux faire mourir ton père" ou "Tu seras un raté comme ton oncle". Alors, je courais dans ma chambre pleurer, empli de culpabilité. Un jour, n'y tenant plus, j'ai fait ma valise et je suis allé chez ma tante, à deux pas de la maison. Elle n'a pas compris quand je lui ai confié "Ils sont trop méchants avec moi, je ne veux plus habiter avec eux. Elle m'a rassuré avec des "Ils sont gentils tes parents, ils t'aiment". Je n'avais pas de trace de coups, je vivais dans un milieu aisé, je ne manquais de rien. De quoi allais-je me plaindre? »

Avis de Frédéric Jésu, pédopsychiatre

Au nom du bien on peut faire du mal. Dire à son enfant que c'est pour son bien qu'on agit contre son gré est banal. Mais, dans certains cas, cela peut traumatiser l'enfant et plus tard déterminer son fonctionnement d'adulte. Dans l'immédiat, au-delà du discours « C'est pour ton bien que nous agissons ainsi », la culpabilité est introduite par « Si tu refuses, tu te fais du mai et ce qui arrivera sera de ta faute » ou « Tu me fais de la peine en refusant le bien que je peux te faire » et encore « Tu te fais encore plus de mal en me faisant cette peine ». Conséquence: on devient excessivement dépendant du désir d'autrui, comme le montre le témoignage de Pauline qui, pour se protéger, ressemble à ce que les autres attendent d'elle. Mais il y a des situations où les parents sont amenés à faire du mai pour le bien. Par exemple, le réprimander sévèrement (voire physiquement) quand il s'approche d'un objet dangereux, lui faire comprendre que des soins douloureux (piqûres, vaccins ... ) sont pour son bien. En général, les parents savent mieux que le jeune enfant. Encore faut-il qu'ils expliquent le bien-fondé de ce qu'ils imposent. Ils ont intérêt à discuter avec l'enfant pour qu'il comprenne que ce n'est pas au nom d'un pouvoir absolu des adultes qu'il doit obéir mais selon une règle sociale générale selon laquelle l'enfant doit être protégé et respecté. En définitive, ce qui compte, c'est la confiance envers ses parents. Cette confiance repose sur la capacité des adultes à appréhender l'enfant comme un être global dont les besoins ne sont pas seulement matériels mais aussi d'ordre affectif et relationnel. »

* F. Jésu est médecin de santé publique au Centre international de l'enfance

L'avis de Philippe Garnier, psychiatre.

En tant que parent on ne cesse de vouloir le bien de son enfant... Mais le bien peut être dangereux quand il consiste à imposer des contraintes, des modèles au nom d'un "bien absolu". L'enfant évolue alors dans un monde clos où il ne voit pas d'autre possibilité que la volonté, parfois folle, d'un parent. Par exemple, ce sera pour un père l'idée fixe de faire de son fils un génie et d'axer toute la vie de la famille sur ce but (le filme "Shine"* en est un bon exemple). Ce peut être aussi l'exigence d'une mère qui, en vertu de principes moraux (don de soi, amour du prochain, esprit de sacrifice...), impose un comportement irréprochable, mais figé, ou encore une mère qui ne laisse aucune autre issue à sa fille que de répéter sa propre vie ou ses impasses. On volt ainsi des enfants qui «craquent" : échec scolaire, phobie, drogue, dépression, fugues pour tenter d'échapper à cette coercition psychique, qui frise la maltraitances.

 

Pourtant, quel parent ne rêve de voir son enfant entrer à Polytechnique, devenir virtuose, ou champion sportif, mais c'est, si je puis dire, sans trop y croire et sans en faire une 'fixation" inébranlable. Dans ces conditions, on laisse à l'enfant un espace de liberté psychique où l'imprévu, l'erreur et surtout d'autres voies restent possibles, où chacun fait ce qu'il peut, comme il peut dans le champ d'un désir ouvert.

Ce qui ne dispense pas de lui donner aussi les repères que sont les actes d'autorité, chacun restant à sa place dans la famille. Le père n'est pas le copain, la mère n'est pas une amie... Le bien, ce peut être aussi probablement l'aider à sortir de l'emprise de l'amour, c'est-à-dire faire en sorte qu'un enfant agisse pour lui, et pas uniquement pour faire plaisir à ses parents ou à ses professeurs. Vouloir le bien d'un enfant, c'est lui permettre d'inventer sa propre vie. »

 

* Dans ce film, le père sacrifie tout pour que son fils devienne un grand pianiste. Celui-ci le devient en effet mais au prix de la folie.

 

 

Article paru dans le journal Sud Ouest, en l’an 2000.

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